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Allemagne: quand l’IA pointe son nez sur le marché de l’emploi

Thomas Schnee Publié vendredi 14 novembre 2025

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L’intelligence artificielle s’installe pas à pas dans les entreprises allemandes et, avec elle, une transformation qui bouleverse l’emploi. C’est ce que certains plans récents de suppressions en la matière illustrent. Le cas TikTok Allemagne en est un symbole. À l’été et à l’automne 2025, la filiale berlinoise du géant chinois a connu les premières grèves du pays explicitement liées à l’IA. Un quart des quatre cents employés ont cessé le travail après l’annonce de la suppression de quelque cent soixante-cinq postes dans la modération de contenus. Motif: la direction veut externaliser et automatiser ces tâches via des outils d’intelligence artificielle. Ironie du sort, c’est justement leur travail qui a «nourri» les programmes qui vont les remplacer.

Chez Lufthansa, la mutation se déroule sans heurts, mais non sans conséquences. La compagnie aérienne prévoit la suppression de quatre mille emplois dans les services centraux et l’informatique d’ici à 2030. L’accord a été négocié avec les syndicats. Pas de licenciements secs, mais une rationalisation en profondeur. Chatbots pour le service client, IA pour la vérification des factures ou la rédaction de contrats - le tout au nom de l’efficacité et de la simplification. Dans la même veine, Bosch et Ford annoncent respectivement treize mille et deux mille neuf cents suppressions de postes, avec le même mot d’ordre: l’automatisation comme condition de survie industrielle.

Selon une étude de l’institut économique ifo (mai 2025), plus de 40% des entreprises allemandes utilisent déjà l’IA d’une manière ou d’une autre. Et 27% reconnaissent qu’elles supprimeront des postes rendus inutiles d’ici à cinq ans. Pour Clemens Fuest, président de l’ifo, la phase actuelle est celle de l’expérimentation. «Les entreprises sont surtout en train de sonder les domaines dans lesquels l’IA peut leur apporter des gains de productivité.»

Les bouleversements structurels viendront plus tard. Mais ils viendront. «A plus long terme, l’IA ne sera pas seulement un outil de rationalisation, elle sera aussi le point de départ de nouvelles activités», assure l’économiste Klaus Wohlrabe, coauteur de l’étude. La Fondation Bertelsmann, de son côté, apporte une note plus mesurée. Son étude, publiée en juin, conclut à une «stagnation plutôt qu’à un boum» du marché de l’emploi lié à l’IA. L’analyse de soixante millions d’offres d’emploi entre 2019 et 2024 montre bien une croissance - les postes liés à l’IA sont passés de nonante-sept mille à cent quatre-vingts mille en trois ans - mais ils ne représentent qu’1,5% du total. Depuis 2022, la courbe s’est aplatie. Les grands pôles technologiques autour de Munich, Karlsruhe et Stuttgart concentrent l’essentiel des besoins, essentiellement pour des profils très techniques: développeurs, ingénieurs, data scientists. Les postes d’«utilisateurs de l’IA» - ceux qui appliquent les outils dans le marketing ou les ressources humaines - restent marginaux.

Cette orientation révèle un certain malaise: 64% des entreprises se disent à la traîne dans le domaine et près des trois quarts avouent manquer de compétences internes pour exploiter le potentiel de l’IA. La formation, pourtant cruciale, demeure l’exception. Une entreprise sur cinq seulement forme une grande partie de ses effectifs, tandis que la moitié n’en propose aucune. Le fossé se creuse entre les grands groupes capables d’investir, et le tissu de PME, souvent démunies. Une étude parallèle de l’Université de Constance montre comment cette révolution numérique accentue les inégalités. En 2025, 35% des salariés allemands utilisent déjà l’IA au quotidien - une hausse spectaculaire de onze points en un an. Mais cette appropriation reste socialement marquée: les diplômés du supérieur sont trois fois plus nombreux à s’en servir que les moins qualifiés. Ils se forment davantage, avancent plus vite, tandis que les autres risquent de rester sur le bord du chemin. Les jeunes ne sont pas épargnés. Selon la plateforme d’emploi Stepstone, la part des offres explicitement destinées aux débutants s’est effondrée de 45% depuis 2023, atteignant un plancher historique au premier trimestre 2025. Les causes sont connues: prudence des entreprises face à un contexte économique incertain, mais aussi automatisation des tâches d’entrée de carrière - vérification de code, recherche de données, rédaction de présentations - désormais confiées aux intelligences artificielles.

Ainsi, l’IA s’installe lentement. Entre promesse d’efficacité et risque de fracture, on commence tout juste à entrevoir les lignes de force et les zones de conflit autour desquelles les organisations et le marché du travail allemands vont se remodeler.