Suisse-UE: pourquoi il faut franchir la dernière étape
Flavia Giovannelli
Publié jeudi 02 octobre 2025
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#Bilatérales III
Fort de ses années d’une implication intense dans le dossier Suisse-UE, Philippe G. Nell, ambassadeur honoraire et vice-président de l’association La Suisse en Europe, livre ses attentes.
Quel était votre objectif en publiant l’ouvrage Négociations Suisse–Union européenne?
Je tenais à identifier les facteurs qui ont conduit aux échecs de l’Espace économique européen (EEE) et de l’accord institutionnel en 2021, à tirer des leçons de ce dernier pour les Bilatérales III et à mettre en évidence leur excellent résultat. Ayant participé aux négociations de l’EEE au niveau des chefs négociateurs aux côtés du conseiller fédéral Jean- Pascal Delamuraz et du secrétaire d’Etat Franz Blankart, puis suivi de près les étapes suivantes, je dispose d’une vue de l’intérieur et d’une expérience unique.
Vous soulignez deux moments charnières: le non à l’EEE en 1992 et l’abandon de l’accord institutionnel par le Conseil fédéral en 2021. Pourquoi?
Le non à l’EEE a provoqué un blocage majeur de notre intégration avec l’Union européenne (UE). Elle a cependant accepté de négocier sept accords, le Conseil fédéral ayant maintenu l’intention d’adhérer à l’EEE ou à l’UE. Résultat: une participation partielle au marché intérieur de l’Union, avec presque dix ans de décalage. Quant à l’abandon de l’accord institutionnel, il a été très risqué et entraînera un recul durable de notre intégration dans l’UE.
Dans ces deux cas, on peut attribuer à la Suisse la responsabilité de l’échec. Mais l’UE n’a-t-elle pas fait preuve de trop de rigidité?
Dès le début, l’EEE était un exercice périlleux pour la Suisse, notamment pour sa souveraineté, la libre circulation des personnes et une concurrence accrue. L’UE connaissait nos sensibilités, mais visait un marché unique homogène et ne pouvait pas nous offrir un menu à la carte. Si notre parlement a approuvé l’accord, c’est la population et les cantons qui l’ont très largement rejeté. Plusieurs facteurs ont pesé: critiques des médias, climat d’incertitude, libre circulation des personnes trop rapide, libéralisation des marchés publics, divisions au sein du Conseil fédéral et dépôt précipité d’une demande d’adhésion à l’UE peu avant le vote. L’accord institutionnel était bien plus limité. Il visait seulement cinq accords d’accès au marché, avec notamment une reprise dynamique des règles et un règlement des différends. L’impasse est venue du régime d’aides publiques ainsi que d’exceptions exigées par la Suisse pour la protection des salaires et la directive sur la citoyenneté. Malgré des propositions d’échanges de concessions, la rigidité des deux camps a scellé l’échec.
Qu’est-ce qui explique que Bruxelles a montré davantage de souplesse après l’échec de l’accord institutionnel?
Bruxelles a été très déçue par l’abandon abrupt de l’accord institutionnel par la Suisse, après quatre ans de négociations et un accord achevé à plus de 90%. L’UE est cependant restée ouverte à toute proposition. Notre nouvelle approche, plus globale, a été convaincante. Elle a ajouté des accords (électricité, sécurité alimentaire et santé), une participation à des programmes de l’UE (recherche, éducation) et une contribution financière pour réduire les disparités économiques et sociales au sein de l’union. Restait à trancher les nœuds gordiens de l’accord abandonné. Cette fois-ci, la Suisse n’a mis aucune ligne rouge et l’UE, attentive à nos sensibilités, a fait des pas vers nous sans compromettre ses intérêts essentiels. Un accord est intervenu le 20 décembre 2024.
Le contexte international - guerres, rivalités géo- économiques, protectionnisme américain - rapproche-t-il Berne et Bruxelles ou complique-t-il les négociations?
Il ne fait aucun doute que le contexte international a contribué à rapprocher Bruxelles de Berne. Berceau des valeurs démocratiques et des droits de l’homme, puissance économique, commerciale et technologique, l’UE doit mobiliser tous ses atouts pour maintenir de l’influence dans un monde en profonde rupture. Dans ce contexte, il est logique de renforcer ses liens avec son quatrième partenaire commercial, pays le plus innovant et l’un des plus compétitifs au monde, situé au cœur du continent. Pour la Suisse, le rapprochement est tout aussi stratégique: il garantit une sécurité juridique face au protectionnisme américain et à un monde multipolaire toujours plus difficile à prédire. La guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine nous a aussi rapprochés, avec la reprise intégrale par Berne des sanctions de l’UE. Participer aux partenariats européens en matière de sécurité et de défense est devenu une nécessité pour renforcer notre propre sécurité. Nos relations avec l’UE prennent ainsi une dimension additionnelle, impensable encore au début de la décennie.
Suisse et UE sont-elles des partenaires «par nécessité» plus que par affinité?
Les deux partagent les mêmes valeurs et des liens intenses. Près d’un demi-million de Suisses vivent dans l’UE, tandis que plus de 1,5 million d’Européens résident en Suisse, sans compter quatre cent mille frontaliers quotidiens. S’agissant de leurs accords, ils reflètent avant tout des intérêts réciproques: compétitivité, concurrence équitable, recherche et gestion de questions transnationales. Le succès de cette relation repose sur une grande interdépendance, avec la nécessité de renforcer les liens, et sur une véritable affinité. Sans ce double fondement, les litiges auraient été nombreux. Or, depuis vingt ans, ils ont été plutôt rares et rien n’indique que cela changera.
Etes-vous optimiste quant à l’acceptation par la Suisse des Bilatérales III?
La route est encore longue jusqu’au référendum de 2027 ou 2028, mais la situation est bien plus favorable qu’en 1992. Contrairement à l’EEE, les Bilatérales III sont limitées, taillées pour la Suisse, avec des exceptions et des mesures d’accompagnement internes. La Suisse pourra même refuser de nouvelles règles, sous réserve de possibilités de rééquilibrage, disposera d’un tribunal arbitral et n’entrera pas dans une organisation supranationale. Actuellement, le soutien est aussi beaucoup plus large: economiesuisse, les branches phares (chimie, pharma, machines, textile, horlogerie), les syndicats et les cantons appuient les résultats dans leur ensemble, alors que l’EEE n’avait pas bénéficié d’un tel soutien. Je ne doute pas que le parlement acceptera les Bilatérales III. Le risque principal viendra du référendum, surtout si une double majorité peuple- cantons est exigée. Mais cette fois, le débat pourra se concentrer sur le fond, sans crainte d’une adhésion à l’UE à l’horizon. Un Conseil fédéral uni et mobilisé sera tout aussi essentiel pour convaincre.
Le nouvel accord est-il meilleur pour la Suisse?
Il est largement meilleur que l’accord institutionnel. Sur la directive citoyenneté, nous avons obtenu les exceptions demandées: expulsion de criminels étrangers, limitation de l’aide sociale et du chômage, notamment. Une nouvelle procédure permettra aussi à la Suisse de limiter unilatéralement l’immigration dans certaines conditions, quitte à accepter des propositions de rééquilibrage de l’UE, un progrès majeur par rapport à l’accord institutionnel. Sur la protection des salaires, la Suisse n’aura pas à reprendre d’éventuels assouplissements futurs du régime européen. Et, surtout, trois accords restés bloqués depuis des années ont pu être intégrés. Ils sont devenus essentiels avec des crises comme celle du covid ou d’éventuelles pannes énergétiques. Pour Bruxelles, le résultat est équilibré. Nous sommes clairement dans une situation gagnant-gagnant.
Si ce processus échouait, quelles seraient les conséquences pour la Suisse?
Il n’y aurait plus de plan B. Les accords de 2002, figés depuis des années, continueraient de s’éroder. Dans le domaine des barrières techniques, les PME, surtout, seraient confrontées à des coûts additionnels pour accéder au marché de l’UE. Dans la recherche, nos hautes écoles perdraient en attractivité, limitées au statut de pays tiers, et nos entreprises en potentiel d’innovation. Nous resterions vulnérables dans l’électricité, la santé et la sécurité alimentaire. La Suisse continuerait certes à reprendre une partie du droit européen, mais sans participer à son élaboration et sans reconnaissance de l’UE. De plus, celle-ci pourrait dénoncer les accords d’accès à son marché si la Suisse restreignait l’immigration. L’UE resterait notre principal partenaire, mais nous perdrions notre statut privilégié. Cela se traduirait par des freins à la compétitivité et à l’innovation et à une croissance plus faible, affectée également par le vieillissement de la population et le manque de main-d’œuvre qualifiée.
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