Une initiative populaire qui peut (vraiment) ruiner la Suisse!

Daniella Gorbunova
Publié vendredi 31 janvier 2025
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#Impôt Les Jeunes socialistes ont lancé une initiative populaire qui vise à taxer les successions et les dons en ligne directe dès 50 millions de francs à hauteur de 50%, «afin de faire payer la mise en place d’une politique climatique socialement juste aux ultra-riches». Un autogoal, autant pour la Suisse que pour la transition écologique.

C’est une histoire de famille. Lorsque nous l’interrogeons quant à son «héritage», Claude Devillard, le patron de Devillard SA, repense avec tendresse à ses parents, Roland et Marie-Thérèse, qui ont fondé la société de solutions documentaires qu’il dirige aujourd’hui avec son frère Marc. Nous l’avons rencontré dans ses bureaux genevois, où l’odeur de papier et d’encre persiste comme témoignage de décennies d’activité.

Afin de vous donner une idée des impôts sur la succession qui existent, au niveau de presque tous les cantons de Suisse (hormis Schwytz et Obwald, qui n’imposent pas du tout la succession), nous avons créé une carte comparative interactive, basée sur une succession de 500’000 francs. Ce montant permet de se rendre compte des dispositions de taxation du patrimoine en place.

1. Dans la plupart des cantons, les montants indiqués ne valent que si le concubinage existe depuis au moins 5 ou 10 ans. À défaut, le barème pour personnes sans lien de parenté s’applique.
2. L’impôt peut différer d’une commune à l’autre. Les montants d’impôts indiqués valent pour le chef-lieu du canton.
3. Le montant de la taxe successorale est déjà prise en compte et dépend du montant total de la masse successorale. Les montants indiqués se basent sur un héritage total de 500'000 francs.

Source: TaxWare et Swiss tax calculator

Avec ses quelque cent vingt employés, la société de Claude et de Marc Devillard ne pèse de loin pas cinquante millions de francs. Pourtant, face à une initiative des Jeunes socialistes qui veulent taxer la succession et les dons en ligne directe dès ce montant à hauteur de 50% pour «faire payer la mise en place d’une politique climatique socialement juste aux ultra-riches», ses intentions de vote sont claires.

Claude Devillard, qui a quatre enfants, n’imaginerait pas, lors de ses derniers jours, devoir morceler et revendre son entreprise pour s’acquitter d’un impôt supplémentaire sur son patrimoine. Ce serait le cas d’une partie des deux mille cinq cents à trois mille personnes concernées si le texte Pour une politique climatique sociale financée de manière juste fiscalement (Initiative pour l’avenir) était accepté par le peuple, qui sera appelé à se prononcer entre 2026 et 2027. «Je voterai évidemment contre cette initiative», entonne le patron de PME. «Même si je ne suis pas concerné, je réalise que c’est un texte extrêmement dangereux pour la Suisse.» Le Genevois précise ses craintes: «Les Jeunes socialistes veulent tuer la poule aux œufs d’or. Le jour où ces personnes très fortunées quitteront le pays, nous perdrons de très gros contribuables, qui font déjà beaucoup pour la collectivité. Ils choisissent de transmettre leurs biens à leurs enfants et paient déjà des montants conséquents à l’administration publique, alors qu’il serait si facile, pour eux, de déménager pour finir leur vie dans un endroit qui ne prélève aucun impôt sur la succession.»

Confisquer des passeports?

En effet, il n’y a rien de plus mobile qu’un millionnaire. C’est la science qui le dit. Le professeur d’économie à l’Université de Lausanne Marius Brülhart, mandaté par la Confédération pour faire le point sur ce texte, explique que ces personnes très fortunées «n’hésitent souvent pas à déménager lorsque leurs impôts augmentent aussi fortement, comme le prouvent des études», notamment suisses et étasuniennes. Cela, sans même devoir s’expatrier dans des paradis fiscaux loin de l’Europe: l’Autriche, par exemple, n’impose pas les successions.

L’initiative prévoit des dispositions pour éviter la fuite des contribuables concernés, comme par exemple l’entrée en vigueur de l’imposition dès le jour de la votation, comme le précisent les auteurs du texte: «Toutes les donations et successions effectuées après l’acceptation de l’initiative, mais avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, seront également imposées rétroactivement».

«Je vois mal, en pratique, comment nous pourrions forcer les personnes à rester et à s’acquitter de cet impôt», avance le chercheur. «Introduit-on une taxe au départ? Ou un système comme celui des Etats-Unis, où les citoyens doivent payer des impôts même s’ils résident dans un autre pays? C’est ce que proposent notamment les Jeunes socialistes», et ce serait synonyme de vraie révolution pour notre système fiscal. «Confisque-t-on les passeports pour empêcher les gens de partir? Etant donné notre cadre légal et notre culture libérale, je crois qu’aucune de ces options n’est réaliste.» Pour le professeur Marius Brülhart, un impôt avec un taux aussi élevé «ne fonctionnerait véritablement que si on l’introduisait au niveau mondial ou du moins européen» - ce qui est illusoire.

La Suisse impose déjà la fortune

La Confédération, qui rejette d’ores et déjà l’initiative, craint elle aussi le départ de contribuables fortunés: «À l’heure actuelle, 1% des contribuables paient près de 40% de l’impôt fédéral direct, soit plus de 5 milliards de francs», comme le précise un communiqué du gouvernement. Des recettes qui pourraient s’évaporer si une charge fiscale supplémentaire devait être instaurée pour les grandes fortunes. Stéphane Tanner, expert fiscal et patron de Tanner Conseil SA, explique: «Pour comprendre pourquoi cette initiative ne doit pas être acceptée, il faut commencer par comprendre le système fiscal suisse. Nous payons déjà des impôts élevés, aux niveaux cantonal et fédéral, en particulier des impôts sur le revenu, le bénéfice, ainsi que des droits de succession et de donation. Qui plus est, nous sommes l’un des rares pays au monde à imposer la fortune! Cette nouvelle imposition sur le patrimoine, voulue par les Jeunes socialistes, viendrait donc se superposer à tous ces impôts existants».

Il ose un parallèle, histoire de rendre tout cela moins abstrait: «Prenons l’impôt sur la fortune tel qu’il était à Genève en 2024, c’est-à-dire d’environ 1%. Le taux de prélèvement de 50%, que cette initiative souhaite appliquer sur les successions et les dons en ligne directe dès 50 millions de francs, représente donc au moins cinquante ans d’impôts sur la fortune.»

«On veut déresponsabiliser l’entreprise»

Pour Stéphane Tanner, c’est aussi une question de philosophie. Il dit comprendre l’intention de l’initiative, tout en dénonçant un flagrant autogoal, qui produira l’effet contraire. À savoir, vider les caisses de l’Etat au lieu de les remplir. Il explique: «Dans une démocratie, un impôt présuppose l’acceptation de ce dernier par ceux qui le paient, puisque ce ne sont pas eux, par définition, qui en profitent ensuite dans le système de redistribution qui est le nôtre. Pour que des contribuables acceptent un impôt, il faut qu’ils le comprennent». Or, un impôt tel que celui-ci «est incompréhensible et découragerait les principaux concernés», dénonce le fiscaliste. L’homme de chiffres prend encore un peu de hauteur et disserte: «Est-ce vraiment à l’Etat, pour lequel j'ai le plus grand respect, de gérer la transition écologique à la place des entreprises? Je ne pense pas, puisque l’entreprise est responsable et efficace par essence.» Pour lui, ce que dit l’initiative, en substance, c’est: «Donnez-lui des milliards de francs, et l’Etat va gérer les problématiques liées au climat à la place des personnes et des entreprises. On veut déresponsabiliser l’entreprise au profit de la machine étatique. Or, ce n’est pas comme cela que devrait fonctionner une économie saine». Tout comme une transition écologique efficace? 


Ces pays d’Europe n’imposent pas la succession 


Voici où risquent d’aller s’expatrier les grandes fortunes suisses, si l’initiative Pour une politique climatique sociale financée de manière juste fiscalement est acceptée par le peuple (liste non exhaustive). Il y fait a priori aussi très bon vivre.

  • Le Portugal ne prélève pas d'impôt sur les successions pour les héritiers directs (conjoint, descendants et ascendants). Même s’il existe un droit de timbre pour les autres bénéficiaires.
     
  • La Suède a aboli les droits de succession au début du XXIème siècle. Elle a également supprimé l'impôt sur la fortune.
     
  • La Slovaquie ne perçoit pas d'impôt sur les successions. 
     
  • L'Autriche ne taxe pas les héritiers.
     
  • Chypre a elle aussi aboli l'impôt sur les successions au début du siècle.

Cet impôt sur la succession ne sauvera pas la planète, au contraire 

L’initiative Pour une politique climatique sociale financée de manière juste fiscalement serait-elle contre-productive en termes de lutte contre le réchauffement climatique? C’est la position de la Confédération. «Le Conseil fédéral considère que le texte proposé aurait (...) des répercussions négatives sur l’objectif qu’il vise, c’est-à-dire la protection du climat», peut-on lire dans sa prise de position. 
En effet, pour les sept Sages, «en concentrant les efforts contre le changement climatique sur la partie la plus fortunée de la population, l’initiative affaiblirait le principe du pollueur-payeur appliqué dans le cadre de la protection du climat. Elle n’inciterait donc pas la population suisse à adopter un comportement favorable au climat et pourrait même créer de mauvaises incitations».
David Loquercio, chargé de projet au département social et environnement de la FER Genève, ajoute: «Tout comme sur la question de la santé, où la maîtrise des coûts nécessite des actions et une responsabilisation de la part des assureurs autant que des prestataires de soins et des patients, la lutte contre le changement climatique exige un effort coordonné de tous les acteurs.
Si les ultra-riches ont une responsabilité disproportionnée en matière d’impact climatique, concentrer les efforts uniquement sur eux pourrait détourner l’attention des contributions indispensables de l’ensemble de la population. Cela risquerait de déresponsabiliser certains citoyens, y compris ceux qui, tout en votant pour cette initiative, continueraient d’adopter des pratiques de consommation peu respectueuses du climat, comme l’achat impulsif sur des plateformes étrangères à bas coût»

 

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