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Intelligence artificielle: amie ou ennemie de notre capacité de réflexion?

Eric Decosterd Publié jeudi 15 mai 2025

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Je m’en souviens comme si c’était hier. Je venais de participer, en janvier 1986, au Congrès mondial de la lèpre à Canton (aujourd’hui Guangzhou). De retour à Bâle, le président du groupe pharmaceutique qui m’employait entre dans mon bureau et me lance: «Alors, y aura-t-il encore la lèpre dans le monde en 2010?». C’était une question importante, car nous avions les trois médicaments qui permettaient de neutraliser les effets de cette terrible maladie. Le groupe de travail que j’ai mis en place pour fournir une réponse m’a permis pour la première fois de découvrir la puissance analytique de la pensée systémique. Une entreprise est un système ouvert, interagissant en permanence avec son environnement interne (collaborateurs, processus, technologies) et externe (marchés, régulations, innovations, concurrents). Dans une perspective systémique, une entreprise fonctionne comme un organisme vivant: elle possède des structures interdépendantes (financières, culturelles, managériales); elle évolue dans un environnement dynamique et doit s’y adapter pour survivre; elle fonctionne selon des boucles de rétroaction, chaque décision influençant d’autres parties du système. La pensée linéaire, à l’opposé, décortique les phénomènes avant de les recomposer pour produire un raisonnement cohérent: j’ai un problème et je cherche dans le passé quelles pourraient en être les causes afin de le résoudre. Cette manière de penser est souvent limitative lorsque les problèmes sont complexes. À l’inverse, dans la pensée systémique, ce ne sont pas les causes, mais les composants d’un système qui présentent un intérêt. Pour répondre à la question sur la lèpre, il fallait donc adopter une approche systémique afin d’avoir une vision globale et dynamique du problème. Les composants déterminants permettant de répondre à la question étaient notamment l’accessibilité aux soins de la santé, la recherche, l’éducation, la vaccination, les politiques de santé, la démographie. Dans le monde de l’entreprise, les termes «compliqué» et «complexe» sont souvent utilisés de manière interchangeable. Or, ils ne le sont pas. Ce qui est compliqué peut être résolu par la pensée linéaire, ce qui est complexe nécessite une pensée systémique. L’intelligence artificielle est un outil particulièrement puissant pour naviguer dans des environnements systémiques de plus en plus complexes. Quand le problème est compliqué, nous avons les capacités de trouver une solution, même si cela peut demander du temps. Lorsqu’il est complexe, nous cernons avec difficulté les incidences d’un facteur sur les autres. Partant des assistants virtuels sur nos téléphones jusqu’aux systèmes d’aide à la décision des entreprises, l’IA est devenue une partie intégrante de nos vies. Si elle facilite de nombreuses tâches, son influence croissante soulève une question: affecte-t-elle notre capacité à penser de manière critique? Un phénomène inquiétant, connu sous le nom de déchargement cognitif - un mécanisme naturel par lequel notre cerveau tend à utiliser des ressources externes pour traiter l’information plutôt que de s’appuyer sur sa mémoire interne - pourrait en être la cause. Une étude menée par Michael Gerlich, chercheur à la SBS Swiss Business School, explore l’impact de l’utilisation de l’IA sur la pensée. Selon l’étude, il existe une corrélation significative entre l’utilisation accrue des outils d’IA et la baisse de la capacité de réflexion critique. La recherche montre que les personnes qui utilisent fréquemment des outils d’IA semblent moins aptes à évaluer de manière critique les informations et à résoudre des problèmes de manière indépendante. D’un autre côté, cette technologie apporte des gains d’efficacité significatifs dans de multiples domaines. Avec une forte demande d’experts en IA, acquérir des compétences en la matière constitue un atout sur le marché du travail. L’IA n’en est qu’à ses débuts. Ses outils ne vont pas que simplifier certaines étapes de travail, ils vont modifier les exigences posées au personnel en termes de qualification. Savoir utiliser l’IA est une compétence de plus en plus demandée dans un CV. C’est un train qui ne passera qu’une fois! Il faut sauter dedans sans tarder.